Discours du commissaire Breton à la conférence « Une industrie plus forte pour une Europe plus autonome »
Madame la Ministre,
Mesdames et Messieurs,
Je suis heureux d'être parmi vous pour clôturer l'un des premiers grands temps forts de la Présidence française de l'Union européenne.
Vous avez abordé aujourd'hui des questions essentielles qui appellent une réponse centrale : la capacité de l'Europe à prendre son destin économique et industriel en main.
À cet égard, je suis profondément convaincu que, comme dans tant d'autres domaines, il y aura un avant et après la crise de la COVID.
Jusqu'à récemment, certains croyaient dur comme fer que dans la globalisation et la mondialisation les chaînes d'approvisionnement mondiales étaient pérennes et nous garantiraient une sécurité d'approvisionnement en toutes circonstances.
Ce crédo s'est fracassé sur la nouvelle réalité qui s'impose désormais à nous.
Il s'est fracassé, tout d'abord, sur la réalité du « China First » pour les masques.
Ensuite, et je dois dire que ça a été un « wake-up call » pour beaucoup, sur le « America First » pour les vaccins. Qui aurait cru que même nos partenaires américains empêcheraient nos propres entreprises européennes d'accéder aux éléments essentiels qu'elles produisaient elles-mêmes sur le territoire américain et dont elles avaient besoin pour la fabrication de vaccins en Europe !
Cette nouvelle réalité, nous la vivons bien au-delà de la crise sanitaire.
Nous la voyons avec la pénurie de semi-conducteurs que nous traversons avec des conséquences très concrètes sur notre économie et sur l'emploi.
Je pense aussi à la crise énergétique, qui nous sert de piqûre de rappel quant à nos dépendances aux énergies fossiles importées et à l'usage géopolitique que certains cherchent à en faire.
Puis à nos dépendances sur les matières premières critiques à la transition de notre industrie, par exemple le lithium ou le graphite synthétique, si importants pour la production de batteries électriques.
Ou encore sur le bois de construction, dont le prix a augmenté de plus de 25% en un an, la hausse la plus importante de tous les produits de construction.
Les faits sont là.
La question est : comment l'Europe va-t-elle prendre son destin en main ?
J'entends souvent dire à juste titre que nous avons besoin d'une Europe souveraine, d'une Europe résiliente, d'une Europe autonome.
Dans cet esprit, ma feuille de route se veut simple et pragmatique, axée sur des résultats pour nos concitoyens :
- Une Europe qui doit investir dans les produits et technologies de pointe nous permettant de rester compétitifs et générer des emplois de qualité,
- Une Europe leader sur les marchés d'avenir, pas une Europe sous-traitante de tel ou tel,
- Une Europe « usine » qui se redonne les moyens de produire non seulement pour ses propres besoins mais aussi pour conquérir les marchés mondiaux, pour exporter,
- Une Europe non pas fermée sur elle-même et qui viserait à vouloir tout produire pour elle-même, mais plutôt qui sécurise toutes ses chaînes d'approvisionnement afin de ne pas être à la merci de ce que j'appelle la géopolitique des chaines de valeur.
Cette ambition industrielle est de plus en plus fédératrice à l'échelle européenne. Prenez par exemple l'accord de coalition du nouveau gouvernement en Allemagne, le changement de tonalité que l'on détecte aux Pays-Bas, et la teneur des discussions au Conseil européen.
C'est à l'échelle du continent que les gouvernements prennent en compte la nouvelle réalité géopolitique.
Depuis deux ans maintenant, l'Europe met à jour son logiciel et mène une véritable politique industrielle continentale. Une politique plus assertive, ouverte sur le monde, toujours, mais à nos conditions.
Tout d'abord, nous avons maintenant une bonne compréhension des domaines dans lesquels nous devons réduire nos dépendances stratégiques et accroître notre capacité industrielle.
Pour renforcer nos capacités industrielles, la Commission va continuer à promouvoir les alliances industrielles sur les batteries, les matières premières, l'hydrogène, plus récemment les semi-conducteurs et les données, et bientôt les lanceurs spatiaux et l'avion zéro émission.
Les Alliances industrielles que nous avons lancées jouent un rôle majeur avec des résultats tangibles. Quelques chiffres clés :
- Batteries : 120 milliards d'euros d'investissements publics et (principalement) privés en 2019 et 2020, soit 3.5 fois plus que la Chine. 70 grands projets de batteries dans l'UE, dont plus de 20 giga-usines, annoncés et en cours de construction. Des programmes de formation pour les 800.000 personnes qui ont besoin d'une reconversion ou d'un perfectionnement professionnel. Un règlement batterie en négociation.
- Hydrogène : 750 projets à déployer d'ici à 2030 10 milliards d'euros alloués à l'hydrogène dans le cadre des plans de relance des États membres. 800 millions d'euros de fonds de l'UE chaque année en faveur de projets dans le domaine de l'hydrogène. Une législation en préparation sur la définition et la certification de l'hydrogène.
- Cloud: 40 entreprises européennes de l'informatique regroupées afin de développer la prochaine génération de technologies de traitement des données et de positionner l'Europe dans la course vers des solutions de pointe hautement sécurisées et à faible latence. Une feuille de route technologique déjà finalisée. Un PIIEC en cours de préparation.
Je veux ici souligner l'engagement conjoint des autorités publiques et de l'industrie dans ce processus d'alliances industrielles européennes qui a maintenant prouvé sa valeur ajoutée et que nous continuerons de développer.
Mais le rééquilibrage des chaînes de valeur mondiales passe aussi par la diversification de nos sources d'approvisionnement. Il s'agit notamment de consolider nos partenariats internationaux dans le secteur des matières premières.
C'est pourquoi en matière de minéraux ou de ressources critiques, l'Union européenne a signé des premiers partenariats avec l'Ukraine et avec le Canada. Nous travaillons également étroitement avec nos voisins – Norvège, Serbie – ainsi qu'avec des pays d'Afrique et d'Amérique Latine. Nous devons en parallèle renforcer nos capacités domestiques en faisant émerger des projets innovants et durables.
Enfin, la géopolitique des chaines de valeur implique aussi de rééquilibrer les rapports de force. Je mentionnais en début de mon intervention l'exemple des vaccins. Ce n'est qu'une fois que l'Union européenne s'est dotée d'un outil de contrôle des exportations – bref, d'un outil de rapport de force – que nous avons pu débloquer, composant par composant, produit par produit, producteur par producteur, les chaines d'approvisionnement. C'est une leçon que nous devons tirer de cette crise.
La Commission a déjà posé plusieurs jalons. Je pense notamment au mécanisme de filtrage des investissements directs étrangers, opérationnel depuis plus d'un an, ou encore à la proposition de règlement sur les distorsions issues des subventions étrangères dans les acquisitions et les marchés publics dont j'ai bon espoir – et là je compte sur la Présidence française – qu'elle sera adoptée dans le courant de cette année.
Quelques mots également sur la normalisation. Les normes européennes font face à une concurrence plus intense au niveau international, en particulier de la Chine. Or, les activités de normalisation sont essentielles au déploiement de la transition verte et numérique de l'industrie européenne.
Regardez comment, il y a trente ans, nous avons défini les normes GSM et 3G. Nos entreprises européennes détenaient alors 90% de parts de marché. Et comment la Chine, il y a plus d'un an, a fait une échappée pour proposer sa propre norme sur les batteries ultralégères au lithium métal. L'Europe était totalement absente. Cela ne peut plus se produire.
Il est donc indispensable de renforcer la gouvernance des organismes européens de normalisation, afin d'éviter que certains grands acteurs industriels exercent une influence excessive sur le développement des normes européennes.
C'est tout l'objet de la stratégie de normalisation, que je présenterai dans quelques semaines.
Mesdames et Messieurs,
Les semi-conducteurs sont un excellent exemple pour illustrer cette Europe qui prend son destin en main.
Grande priorité depuis le premier jour de mon mandat, les semi-conducteurs sont la cheville ouvrière de la plupart des technologies d'avenir : la 5G, la 6G, l'informatique en périphérie (edge computing), l'internet des objets ou bien encore l'intelligence artificielle.
Et sans ces technologies, pas de transition écologique non plus. Prenez ainsi les réseaux intelligents de distribution de l'électricité, la gestion des batteries dans les voitures ou les systèmes de stockage de l'énergie.
D'ici la fin de la décennie, le marché des semi-conducteurs va doubler. Nous devons être prêts, et nous devons surtout préparer notre avance sur les semi-conducteurs du futur, c'est-à-dire en dessous de 5 voire 2 nanomètres.
Nous avons la meilleure recherche – le LETI à Grenoble, IMEC à Louvain ou Fraunhofer à Dresden – et les meilleures technologies au monde notamment en équipement de production de puces avec ASML. À nous de transformer cette excellence en leadership industriel.
Le Chips Act, annoncé en septembre par la Présidente von der Leyen, nous y aidera. Accélérer le passage de la recherche à l'usine, investir dans les « méga-fabs » européennes, favoriser des partenariats internationaux : tous les ingrédients sont là.
Le Chips Act créera également les conditions d'investissement appropriées pour garantir la sécurité de l'approvisionnement tout au long de la chaîne de valeur, et mieux résister aux éventuelles crises futures sur ce marché essentiel pour nos industries de demain.
Mesdames et Messieurs,
Je parlais d'un avant et après la crise. Au-delà des mesures spécifiques à certains secteurs, cela nécessité d'une réflexion structurelle pour mieux nous équiper pour la prochaine crise qui, quelle que soit sa nature, peut provoquer des chocs majeurs sur la demande ou l'offre qui affectent nos industries et peuvent fragmenter notre marché unique.
Il faut se rappeler combien le marché intérieur fut mis à mal en début de la crise par les entraves à la libre circulation, décidées précipitamment et qui bloquèrent aux frontières certains produits vitaux ainsi que de nombreux travailleurs.
Nous avons pu certes appliquer des mesures ad hoc (en gros, des appels téléphoniques – et j'ai dû en passer un certain nombre !) pour lever ces entraves. Mais nous devons aujourd'hui penser à une approche plus systémique.
Nous travaillons donc sur un instrument d'urgence pour le marché intérieur, avec deux grands volets : une meilleure préparation, et une capacité de réaction renforcée en cas de crise.
Il s'agira de développer un système pour déterminer quand notre marché intérieur est en crise, une coordination structurée avec et entre les États-membres, et des mesures afin d'assurer la disponibilité des biens et services les plus critiques.
Il est temps d'avoir une discussion, sans naïveté, et sans tabou, sur la boîte à outils dont nous devons disposer pour garantir notre sécurité d'approvisionnement de nos principales chaînes de valeur critiques en cas de crise. Car il est important que l'Europe se dote de certaines mesures dont nos partenaires disposent d'ores et déjà qui les rendent plus réactifs et plus fermes dans la défense de leurs intérêts.
Mesdames et Messieurs,
J'ai la conviction que l'Europe a tout ce qu'il faut pour rééquilibrer les rapports de force.
Il n'y a pas de fatalité. Quand l'Europe a la volonté de se rassembler et de marcher en rangs serrés, elle réussit.
Nous avons l'occasion unique d'écrire ensemble une nouvelle page, qui s'ajoute à celles déjà écrites : après l'Europe démocratie, puis l'Europe marché, travaillons maintenant à une Europe-Puissance.
Je vous remercie.